Qu’est-ce qui fait savoir ?


Pour dire “je sais”, Alcibiade dit οἶδα, “j’ai vu” – certitude d’avoir été éclairé, d’être à son affaire comme chez soi. C’est un savoir d’expérience, qu’elle soit pratique, intellectuelle ou relève du mysticisme (le “veda” des brahmanes et hindous), de la vision claire des tenants et aboutissants.

Pourtant, on le dit souvent, le mot “savoir” trouve son origine dans le verbe latin sapere, “être savoureux”. Il est facile à partir de là d’agrémenter les choses du côté de la gourmandise, de la sensualité des papilles, et d’une esthétique orale qui serait fort éloignée du registre de la production, trop sérieuse, d’une abstraction théorique difficile à faire sortir ou au contraire se déversant sans retenue jusqu’à remplir les amphis de l’université. Loin de là, le savoir serait plutôt à déguster, il s’agirait de s’en délecter.

Mais c’est oublier que “savoureux” n’est pas toujours identique à “bon” : est savoureux ce qui est perceptible par le sens du goût, voilà tout. Ce qui est sans saveur est “insipide”. Ainsi, lorsque René Char propose d’ « être une part de la saveur du fruit », nul moyen de savoir quel est le goût de ce fruit. Si le savoir est saveur, tout au plus peut-on dire que le savant comme homme de goût est doué d’un discernement suffisant, d’une sensibilité assez fine pour distinguer toutes les nuances de ce qui se propose à son savoir.

Or c’est au siècle du raffinement, de Voltaire, de Watteau et de Louis XV, que l’Académie française a décidé, en 1740, d’abolir l’orthographe “sçavoir” couramment utilisée à partir du XVe Siècle. L’imaginaire du goût recouvrait finalement ce qui avait insisté jusque-là : par fausse étymologie latine, la langue française avait tenu à ce que “savoir” descende, au moins mythiquement, de “scio“.

Scio : “je sais”, “je connais”, mais d’abord, et l’étymologie y reste fidèle, “je scinde”, je “scie”. Le verbe latin reprenait le grec schizô (σχίζω) : “je tranche”, “je fends”. Le bois ou la mer se fend, souvent sous l’effet d’un certain climat, ou d’une violence qui dans sa fureur brise la bonne forme.

Avec ce sçavoir, il ne s’agit pas de “décider”, acte qui, par sa racine latine (“caedo“) implique certes de trancher d’un coup, mais pour se débarrasser de quelque chose, pour régler une affaire qui faisait noeud.

Savoir n’est donc pas “choisir”… ou alors au sens du mot médiéval “coisir” : d’emblée avoir élu, avoir perçu l’exception de ce qui ressort du champ visuel. Dans le ciel apercevoir l’aigle, l’avoir aperçu, déjà parti, comme du coin de l’œil, par la rupture qu’il fait, qu’il vient de faire, déjà abolie, et par la trace immédiate de son passage, aussi furtif que soit son vol, aussi petite sa silhouette. Il a peut-être disparu avant d’être vu mais quelque chose en a été saisi dans son évanescence, dans son évanouissement, un évènement qui n’est pas aplati par une connaissance claire et distincte. L’apparaître de ce sillon impossible, au moment où il ne peut que disparaître, persistance qui n’est pas rétinienne. Comme une impression de retrait et d’après.

L’aigle a déchiré (“escio” en latin) le tissu homogène du ciel, d’emblée refermé avant même d’avoir été visiblement ouvert. Σχάζω, c’est aussi bien ouvrir au sens d’inciser, que laisser aller, ses pas ou ses pensées, et puis arrêter, laisser tomber, suspendre un mouvement, ne plus le soutenir, y renoncer.

Là, ou juste après tant c’était furtif, n’était-ce pas comme une hallucination ? Pas au sens d’une erreur, d’une perception fausse de la réalité : l’aigle peut bien avoir traversé le ciel. Mais au sens d’une irruption sur la frange de l’effraction et du néant. Rümke et la phénoménologie de Minkowski ou Binswanger, Jean Oury aussi, défendaient la “praecox Gefühl” : en présence d’un corps qui contient sa propre folie, ne sommes-nous pas pris par l’étrange vertige de ce pressentiment ? Pressentiment d’être déjà après.

Au cœur de l’intuition de l’autre, ouverte à sa présence opaque et perdue, un sentiment d’une présence manquée, déjà passée. Perception présente du passé, comme l’est son double inversé, le sentiment de déjà-vu, réveil en présence d’un passé qui semble surgir.

Avec le “sçavoir” à la racine du savoir, avant que le partage des eaux ne nous emporte dans un lit ou dans un autre (ceux de la politique, de l’esthétique, de la science,…), il ne s’agit, ni de la transparence de l’objet pour une conscience libérée de l’ignorance, ni de la présence d’un point aveugle, d’une scotomisation là où l’objet n’aurait pas du tout été vu. Il a été vu et donne encore l’intuition qu’il y a eu là quelque chose qui n’est pas devenu l’objet de la conscience – une rémanence qui n’est pas sans rapport avec certaines opérations subjectives de détournement ou de renoncement.  A-t-il disparu nescient ou à bon escient ?

Double schize, donc, du ciel strié dans l’invisible et du sujet dont l’entrevoir est toujours déjà au passé. Prétendre réserver la dissociation, à ceux que l’on dit “schizo-phréniques”, c’est perdre cette racine vivante du savoir.