5e volet de ma lecture du livre de Catherine Perret Le tacite. L’humain – Anthropologie politique de Fernand Deligny. La première page se trouve ici.
Début 1968, Fernand Deligny part dans les Cévennes, d’abord dans une maison prêtée par Guattari, puis dans d’autres (Graniers, Monoblet) où il vit avec Janmari, un enfant de 12 ans, qu’il veut « aider » sans doute, mais auprès duquel il veut apprendre. « Je l’ai pris avec nous pour chercher ce que pourrait être un langage non verbal », explique-t-il. Deligny reçoit aussi d’autres patients dits autistes, adressés notamment par Maud Manonni et par Françoise Dolto, jusque dans les années 1980.
Par la « présence proche » de « jeunes adultes », dans le « coutumier » de cette existence rurale, chacun de ces enfants peut vivre : vivre, c’est laisser la régularité, la routine, l’apaiser, lui faire une enveloppe (il me semble que Deligny n’emploie pas ce terme) contre la souffrance extrême, l’atteinte violente au corps propre, jusqu’à ce que son corps pulsionnel puisse dévier de la répétition vide.
Depuis 1943, avec Kanner, l’autisme est caractérisé par la solitude et l’immuabilité. La compacité de cette solitude nécessite pour Deligny de travailler, non pas dans les relations humaines et l’émotion (comme des psychanalystes l’ont fait dans le sillage de Bion, visant à verbaliser et porter avec empathie l’angoisse de l’enfant autiste pour la détoxiquer et l’envelopper), mais dans le milieu, à travers routines et rituels, pour que le corps devienne meuble. Jusqu’à ce que l’enfant puisse non pas imiter l’autre (car, selon Deligny, ces enfants ne voient pas ces jeunes adultes, et l’unité du geste n’est pas perçue) mais jusqu’à ce que des gestes puissent pousser presque tout seuls : par « capillarité gestuelle », comme poussent des cheveux, de façon impersonnelle, infinimement, et aboutir à l’unité d’un geste, « sortir de l’immuable ».
Ces changements passent par des objets techniques, comme la caméra, à partir d’une thèse que Catherine Perret résume, ou défend peut-être, et attribue tant à la phénoménologie qu’à la psychanalyse : « nous sommes enfermés dans une relation spéculaire au monde », écrit-elle.
Cet enfermement me semble discutable. Il est constaté par l’éthologie, et implique un système de signes représentés pour un sujet, de signaux et d’indices, tandis que la psychanalyse ponctue plutôt l’effet et la marque des signifiants sur le corps et dans l’histoire individuelle du sujet. Le signifiant ne relève pas d’une relation spéculaire car, comme le disait Lacan le 20 novembre 1973, il s’agit d’un signe qui fait signe à un autre signe. Autrement dit, le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant. Et le point de capiton, la direction et l’arrêt de ce qui pourrait n’être qu’une fugue métonymique, au sens du paradoxe du dictionnaire de Russel, sont commandés par un objet qui n’est pas spécularisable et cause le désir. Sans cet objet, le discours serait-il autre chose qu’un glissement maniaque ? Inversement, se retrouver face à cet objet qui n’est pas spécularisable, ne serait-ce pas l’angoisse ? Certes, il est possible de souhaiter que la technique nous allège des oripeaux et conventions du langage et de la culture, mais ce n’est désirable, me semble-t-il, que pour autant que cela échoue.
Un point d’originalité de Fernand Deligny est en tout cas de tenter de sortir de cet enfermement, qu’il existe ou non, par un dispositif technique, la caméra.
Il s’agit d’abord d’occuper les jeunes adultes avec une caméra pour les délester de ce jeu de capture narcissique, d’« identification à l’autre » et « d’aliénation à [eux]-mêmes ». Il s’agit ensuite de leur éviter la mission de sauver les enfants, de faire une action thérapeutique. Ces adultes n’ont qu’à être là, dans une présence proche où ils sont prêts à « camerrer » (p. 257), suivre leur errance comme au gré du vent les mouvements des corps et leurs déplacements. La « tension scopique » du registre imaginaire en serait atténuée, puisqu’il s’agirait de filmer sans regarder – pas même de graver pour un documentaire, mais juste de suivre l’enfant. Parce que, antérieurement à toute entrée dans un réseau de significations orienté par le conflit et le désir, tout sujet vivrait d’une certaine brume, d’une nébuleuse (p. 148), qu’illustrent les images en noir et blanc du film Ce gamin-là, en accès libre sur internet.
La question demeure pourtant : cette caméra, à la volée, produit-elle vraiment une « vision non-spéculaire » (p. 251) de ce qui advient ? Je ne suis pas sûr de voir en quoi une caméra, tenue par un corps humain, peut être considérée comme libérée de ce rapport spéculaire, même si c’est le moyen pour les jeunes adultes de tracer avec les enfants des gestes qui ne font pas intervention ou demande, donc pas signe. « Agir », voir sans vraiment regarder, et sans se préoccuper de ce qui s’imprime sur la pellicule, est-ce sortir vraiment du spéculaire ? Est-ce redevenir non-parlant ?
Cette question se pose aussi au sujet des cartes de déplacement des enfants, que les jeunes adultes réaliseront de 1968 au début des années 1980 pour indiquer ce qui n’est pas visible. Là aussi, comme pour la caméra, il s’agit d’abord de contrer le désir des adultes d’apporter quelque chose aux enfants, de faire quelque chose pour eux, sur eux : Fernand Deligny propose ainsi à l’un des adultes de faire le soir, de mémoire, ces cartes qui lui permettront de « contrôler son angoisse thérapeutique », raconte Catherine Perret, en suivant les enfants, pour rien. Que font de plus médecins et psychologues lorsqu’ils « suivent » leurs patients ?
L’inscription de ces « lignes d’erre » est-elle toutefois la présentation d’une réalité non-spéculaire ? Est-ce qu’elle ne pointe pas plutôt l’inaccessibilité des réalités ou des événements pour nous, donc son absence à nos yeux ? Si tel est le cas alors c’est une représentation symbolique, par tous les éléments de la légende de la carte, marques, cercles qui symbolisent le tournoiement des enfants ou leur course en rond, points de repères dans un système de coordonnées, régularités ou dérives des chemins empruntés. Certes, comme l’explique l’autrice, les cartes sont faites avec le corps, la main de l’adulte et la marque posée en chaque lieu recèle une quantité de souvenirs, en plus d’incorporer les trajets ( c’est la carte comme technique mémorielle du corps). Mais c’est comme travail d’ « ethnographe », reconnaît l’autrice p. 273, qu’elles prennent leur valeur, et non pas dans une communion ressentie avec les enfants. Il s’agit certes de tracer, ou retracer dans une construction après-coup, mais il s’agit surtout, comme elle l’indique, de pister (“to track”, p. 278) : quelque chose n’est plus là et a été manqué par l’adulte. Pour le dire autrement, faire l’une de ces cartes, ce n’est pas redoubler un pas de danse par un autre.
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