Deligny (4/7). Politique du milieu


4e volet de ma lecture du livre de Catherine Perret Le tacite. L’humain – Anthropologie politique de Fernand Deligny. La première page se trouve ici.

Un enfant dans une classe spécialisée de l’école de la Brèche aux loups (Paris, XIIe) trace un trait au tableau et l’instituteur Deligny propose un conte impossible : « il était une fois un banc qui avait perdu ses 4 pattes ». Ce conte fait rire les enfants, qui n’y croient pas, ce qui lui évite le dogmatisme d’une interprétation, d’une appropriation du trait qui ferait vérité, d’une aliénation du geste, du corps de l’enfant, par l’adulte. Fernand Deligny ne tente pas de symboliser une fois pour toutes ce qui serait un dessin, mais de préserver le hiatus entre la trace et ce qui s’en dit pour que l’acte de tracer, l’événement, ne soit pas annulé par la parole. Il préserve d’emblée ce qu’il caractérise comme la « faille dans cet « ordre » nommé symbolique ». Pour lui, ce « tracer-narrer » atteste d’un milieu commun, de cette « matière inconnue d’entre les uns et les autres », dit-il, sorte d’éther fondamental dans lequel un « nous » existerait ou baignerait. Catherine Perret le formule ainsi : « Là où ça trace il y a du nous (…) là où ça trace se révèle ce qui possiblement nous accorde ».

Ce projet de révélation d’une telle « matière d’entre » est tout l’enjeu de ce que Deligny nommera la « tentative ». Elle implique de prendre un trait pour ce qu’il est, sans y voir un symbole ou l’expression d’une intériorité de l’enfant, mais elle implique aussi d’y saisir comme une adresse, et comme un possible point de mise en commun imaginaire, pour un « collectif d’imaginations » (p. 90).

S’ensuit une réflexion détaillée sur la pensée déterministe de l’environnement, utilisée par l’eugénisme sous Pétain et après, à laquelle s’oppose une pensée du milieu que l’être vivant organise depuis sa propre perspective, et s’y trouvent distinguées les conceptions du biologiste Jacob von Uexküll, du psychiatre Kurt Goldstein, à la source de la Gestalt, et du résistant et philosophe Georges Canguilhem. L’autrice montre bien à quel point la thèse de médecine de Canguilhem, Le normal et le pathologique, est un acte de résistance à la normalisation autoritaire de la France sous Pétain, ne serait-ce qu’en s’appuyant sur la réflexion d’Henri Ey selon laquelle “normal” est toujours un « jugement de valeur » et jamais un fait.

Pour Deligny, il revient donc à une « clinique du milieu » de faire écho à cette vie commune qui sous-tendrait tout échange verbal, creuserait l’ambiance même de toute rencontre. Dans cet intérêt pour ce que Jean Oury appellera « l’entrée dans le paysage du sujet », il ne s’agit pas de ressentir de façon presque télépathique quelque chose qui serait d’ordre spirituel, mais, matériellement, somatiquement, de rester sensible au positionnement du sujet dans l’espace, à son tonus et sa posture, dans son rapport aux objets qui l’entourent, au déroulé de ses gestes, aussi bien qu’à son énonciation propre. Retrouver, non pas l’imaginaire personnalité des uns ou des autres, mais ce qui fait milieu commun, expérience commune, le « noyau pré-individuel » postulé par Henri Wallon et dont Catherine Perret montre qu’il est lié à la notion de survie, de dépendance à autrui contre une détresse primordiale, primitive, archaïque, et non pas à la vie comme source d’affirmation positive, comme conatus, telle que la pense Canguilhem.

Fernand Deligny travaille sur cette matière impalpable qu’est le milieu, qui relie les corps des agents en jeu et dans lequel ils peuvent se réagencer. C’est dans ce but que le dispositif innovant de la Grande cordée a été créé à la fin des 1940, contre l’enfermement des jeunes, en internat ou ailleurs, et pour leur circulation et leur responsabilisation.Il faut dans ce dispositif surtout oublier ce jeune : ne pas l’éduquer, le laisser vivre, plutôt que de susciter une relation interpersonnelle sous l’angle du soin, du care, de l’intervention. Le laisser vivre dans un autre milieu, pour éviter de lui imposer les idéaux d’un éducateur, ou une relation duelle obligatoire avec un thérapeute. Agir sur le milieu pour « donner à ces jeunes la possibilité d’expérimenter leur marge d’initiative » (p. 168) et constater que « l’athlète furieux s’est comporté comme un ange délicat », selon la gracieuse formule de Deligny. Lequel a foi dans la « possibilité microrévolutionnaire » de cette transformation, une foi que l’autrice dit « communiste ».

Changeant lui aussi de milieu, Fernand Deligny, sans bureau, reçoit un temps ces jeunes dans les coulisses d’un théâtre, et laisse leur parole se déployer dans ce cadre – non pas les associations signifiantes bien sûr, mais le bruit de leurs mots qui dans sa matérialité résonne d’une nouvelle façon : ils s’entendent parler autrement.

Changeant lui aussi de milieu, Fernand Deligny, sans bureau, reçoit un temps ces jeunes dans les coulisses d’un théâtre, et laisse leur parole se déployer dans ce cadre – non pas les associations signifiantes bien sûr, mais le bruit de leurs mots qui dans sa matérialité résonne d’une nouvelle façon : ils s’entendent parler autrement.

Alors que la Grande cordée se développe, Fernand Deligny a l’idée de matérialiser par un projet de film le commun de cette initiative, avec le soutien de François Truffaut et Chris Marker.

L’outil, ici la caméra, n’est pas seulement le relais de l’institution, qu’il n’y a pas puisque Deligny a quitté toute institution et perd ses soutiens (et puisque les enjeux sociaux de la psychothérapie institutionnelle lui semble oublier l’essentiel.)

Faisant référence aux anthropologues français des techniques (Marcel Mauss et son maître Alfred Espinas, Gilbert Simondon), la technique pour lui n’est pas d’abord l’oubli de l’homme, sa désincarnation, son exploitation hors sol, car le milieu humain est milieu technique : « solliciter une technique, propose Catherine Perret, c’est aussi réveiller un corps ». Il s’agit ainsi de donner une réalité sensible, perceptible, sensori-motrice, à la communauté qui filme, ou qui « camère », qui use de la caméra comme d’un milieu commun, en la découplant des enjeux capitalistes de production par une force de travail, d’accumulation, d’échanges et de valorisation de biens, ici culturels. La caméra ne montrerait rien vraiment mais révèlerait le fonds commun de notre humanité. Ce fonds « tacite », c’est-à-dire à la fois non-dit, et soutenant la possibilité d’une communication.

Fernand Deligny ne peut faire l’économie de cette hypothèse d’un milieu comme garant d’un lien de départ entre les hommes, d’une « conscience commune ».

On arrive ainsi à une certaine représentation de la politique : ce n’est ni la gestion des affaires, même publiques, ni celle des échanges de biens ou de services, mais le renforcement d’un milieu commun, de ce que Fernand Deligny nomme un « corps commun ». Le corps politique serait fondé, résume l’autrice, sur « un espace sensible perçu ensemble et vécu comme nôtre », il serait du « registre de la sensation anonyme », « politique sans phrase » ni slogan, du registre donc de l’« infra » politique, il serait lié aux objets mineurs, gestes, milieux, « psycho-géographie » ajoute-t-elle.

Dans cet esprit, à partir de 1957, un film est mené sur Victor, jeune garçon psychotique, dont l’existence singulière, filmée par la caméra, raviverait ce que l’autrice décrit comme un « lien primordial » commun, « un corps d’avant l’émergence de l’individu », par un acte, écrit-elle, « hors-spéculaire », et bien sûr hors documentaire. Finalement, pour Deligny l’infrapolitique, conclue-t-elle, c’est tout ce qui relève de « l’asile », de l’accueil de l’hétérogène et du non-civilisable, bref, de « l’humain ». Anthropologie, donc.

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