Deligny (7/7). Rien à voir


Suite et fin de ma lecture du livre de Catherine Perret Le tacite. L’humain – Anthropologie politique de Fernand Deligny. La première page se trouve ici.

Il ne faudrait pas oublier dans ce récit la continuité entre l’implicite et l’explicite, entre le refoulé et son retour sur la même bande, ou plutôt ici, entre le tacite et le refoulé.

Fernand Deligny fait si bien droit à ce qu’il nomme « le tacite » que Janmari, écrit Catherine Perret, « trouve à renaître à la vie ». Nous sommes très loin, bien sûr, des conceptions techniques de la psychologie cognitiviste ou comportementale. Et le signifiant de renaissance est fort, pour une période de hippies et de baptêmes spirituels d’adultes – d’ailleurs Deligny rebaptise cet enfant, qui s’appelle Jean-Marie. L’autrice se demande sérieusement dans cet ouvrage si Fernand Deligny relèverait du New-Âge, mais elle invalide cette hypothèse. Aurait-il toutefois quelque chose d’un gourou ?

Mon sentiment est à l’inverse : Deligny n’hypnotise pas du tout le regard de ces enfants par son charisme personnel car, au départ, ces autistes sont définis de ne pas le voir. Il semble même comme captivé par le fait de voir l’enfant autiste ne pas le voir, comme les « enfants singes » du zoo de son enfance, indifférents à lui derrière les barreaux, souvenir liminaire de l’ouvrage de Catherine Perret. Et, sur un ton affectueux et presque nostalgique, Deligny compare Janmari à un singe (p. 241).

N’y a-t-il pas là comme une fascination, dont le refoulement serait fondateur de la pratique de Fernand Deligny ? Fascination pour ce lieu où la satisfaction scopique serait soit absente, soit barrée d’interdit ?

Pour Fernand Deligny, c’est comme s’il y avait deux choses qu’il ne faudrait surtout pas :
1) ne pas être radicalement hors du regard de l’Autre, de l’autiste, car l’absence de regard de ces enfants sur lui l’exclut réellement.
Et 2) il faudrait ne surtout pas prendre un enfant qui ne s’en rendrait même pas compte dans son regard, regard civilisé, chargé de symboles et de demandes adressées. Le regard de Deligny sur les enfants est marqué d’interdit, au nom de la préservation d’une certaine innocence que sa violence, peut-être symbolique, écraserait. En ce sens, cet interdit serait davantage lié au désir de Fernand Deligny dans son rapport au regard, qu’au besoin réel des enfants autistes.


Dans une toute autre perspective, Esther Bick ou Geneviève Haag par exemple, ont considéré que le regard de l’adulte, y compris du thérapeute, pouvait constituer ou reconstituer une enveloppe première, jouer une fonction contenante, pour le bébé carencé comme pour l’autiste : il s’y plonge un temps, comme pour piquer quelque chose, puis s’en éloigne chargé de cette contenance. Ces « boucles de retour » analysées par Geneviève Haag, Fernand Deligny en a-t-il eu la notion ? Le pouvait-il, alors qu’il était comme captivé par la possibilité que la présence proche de ces enfants lui ouvre une porte sur un monde qu’il considérait hors symbolique, ou infra symbolique, commun, et à ce titre thérapeutique ?

Deligny notait que les objets (murs, pierres, ruisseau, reflets,…) font l’objet d’un transfert pour ces enfants, lié à leur attachement pour ce qui ressort et reste là, tranquille, sans demande. Pour autant, fallait-il que ces enfants ne le voient pas ? Qu’ils n’aient pas accès au langage, ou au symbolique, voire ne soient pas des sujets ? Des auteurs comme Frances Tustin, par exemple, ont pu élaborer des distinctions qui rendent possible un questionnement sur les différents rapports des sujets autistes à leur milieu ou à leur imaginaire. Avec Deligny, il devient difficile de considérer qu’il s’agit des mêmes formes d’autisme. Dans un parcours qui lui est propre, il s’intéresse peu au diagnostic ou à la nosographie, du moment qu’il peut maintenir dans une «présence proche» la double question du regard.

Toutefois, la décision de ne rien demander à l’enfant, de garder «tacite » toute demande à son égard, ne favorise-t-elle pas un montage où prédomine le regard ? Car, comme l’énonce Lacan le 12 avril 1967 dans son séminaire sur La logique du fantasme, « c’est quand la demande se tait que la pulsion commence. »

En réponse, en effet, à ces deux « surtout pas », Fernand Deligny élabore deux solutions :


Il inverse d’abord la position défectologique classique de la psychiatrie moderne : ne pas chercher ce qui manque aux enfants autistes mais ce qui nous manque. « Nous sommes partis à la recherche de ce qui pouvait nous manquer », dit-il, c’est-à-dire nous manquer pour être vus, pour ressortir du paysage banal, courant, social, auquel ces enfants sont indifférents. Deligny postule l’existence d’un milieu commun en-deçà du social, préexistant, fondateur d’une communauté à raviver.


Pour ce qui est, ensuite, de ne surtout pas prendre l’enfant dans son regard, ne surtout pas l’aimer, le couver, le marquer de la trace d’un regard qui a pourtant lieu, comme la trace de l’aigle dans le ciel, Fernand Deligny désigne la caméra comme cet outil qui libèrerait le regard, qui permettrait de voir sans regarder ou en prétendant n’avoir rien vu.


Cela ne l’empêche pas, dans des formulations assez lyriques, d’oublier un peu parfois qu’il ne faut surtout pas céder à l’idéologie de la libération : il peut se montrer impressionné, touché, par la beauté sauvage de Janmari à 12 ans, et s’intéresser à ce qui fait « trembler » (p. 241), « exulter (p. 257) ce garçon : « par quel miracle (…) il a toujours vécu au sein de sa famille dans la banlieue HLM de Chateauroux et voilà qu’ici il se met nu dès qu’il peut dans le soleil : on dirait qu’il connaît par cœur des passages du Livre de la jungle. Il danse devant le feu. (…) il est beau sauf quand il se met à grimacer. ». Lyrisme de l’harmonie entre la nature et l’homme, où se loge l’expression de quelque chose qui passe comme un désir.


Janmari est « mon maître à penser », dit Fernand Deligny. Il veut pas l’étudier comme un terrain, mais apprendre de lui, être « initié » par lui, explique Catherine Perret. Le terme d’ «initiation » est approprié : Lacan, en conférence à Nice le 30 novembre 1974, disait que « l’initiation participe d’une croyance à la nature » ; les lignes ci-dessous évoquant le Livre de la jungle ne le contredisent pas.

Or le 20 novembre 1973, durant son séminaire Les non-dupes errent, Lacan rapproche l’initiation et les techniques du corps de Marcel Mauss, pour remarquer que l’initiation est « toujours (…) une approche (…) qui ne se fait pas sans détours (…) lenteurs (…) de quelque chose où ce qui est ouvert, révélé, c’est quelque chose qui strictement concerne la jouissance ». Il ajoute à propos de cette « science de la jouissance » : « il n’y a qu’un malheur, c’est que, de nos jours, il n’y a plus trace, absolument nulle part, d’initiation ». Cela n’empêche pas les tentatives d’initiation d’avoir lieu dans le monde moderne, et c’est probablement ce dont il s’agit dans la « tentative » de Deligny, tentative d’en retrouver la trace. Catherine Perret l’écrit, comme une leçon de son parcours : « l’humanité ne peut faire l’économie du corps de l’individu incarné » – je proposerais d’ajouter à cette pensée anthropologique cette question éthique : l’individu, ou le sujet incarné, peut-il faire l’économie de son propre rapport à la jouissance ?